Une journée à Lorient avec... La capitainerie
Après avoir bravé l’Atlantique Nord à la fin de l’automne, les solitaires engagés sur le Retour à la Base seront à coup sûr accueillis chaleureusement par les Lorientais, dont l’hospitalité survoltée n’est plus à prouver. Mais dans cette ville pour moitié constituée d’eau salée, la voile est une fête de tous les jours.
Du centre nautique à la capitainerie en passant par la Cité de la Voile ou Lorient Grand Large, ils sont nombreux à être sur le pont quotidiennement pour transmettre à tous les habitants et visiteurs de « la ville aux six ports » leur passion pour l’océan... Mais avez-vous déjà poussé leur porte ? Immergeons-nous ensemble à leurs côtés.
La Capitainerie, tour de contrôle des aiguilleurs de la Base
8 h 50 - « Vous savez où il va ? Entre Glorieux 2 et 3 ? Très bien, je vous ouvre. » L’odeur du café s’élève à peine dans le bureau que, déjà, cinq paires d’yeux sont rivées sur les écrans de surveillance, dont les caméras balaient en temps réel les quelque 26 hectares de concession. La barrière rouge et blanche de l’entrée principale se soulève pour un camion chargé d’un chapiteau et planchers de bois.
Ici, il y a des codes dignes de la résistance. On parle en « pannes » et en « pontons » ; en « K » et en « Glorieux » - du nom de ces gigantesques bunkers construits par les nazis pour abriter leurs redoutables sous-marins, et des hangars tout aussi cubiques, sortis de terre dans les années 2000, pour accueillir un public bien différent : les plus grandes écuries de course au large françaises.
Car nous sommes à la capitainerie d’un port unique, dont l’activité a déferlé ces vingt dernières années avec une puissance unique au monde. Baptisé « Lorient la Base », il est tout à la fois un port à sec, une zone d’activités pour les professionnels du nautisme, un lieu événementiel, un endroit d’histoire et de curiosité où se baladent Lorientais et touristes, mais aussi – et surtout - le refuge à l’année de plus de 150 bateaux de course au large, des Mini de 6 mètres 50 de long aux Ultim de 32 mètres.
Et pour orchestrer ce qui pourrait vite tourner à la cacophonie sans une partition millimétrée : neuf permanents de la Sellor, la société d’économie mixte qui gère les ports de l’agglomération. Renforcés de quatre personnes durant la saison. Les aiguilleurs de la tour de contrôle de la Base, dont rien de ce qui se passe, à terre comme sur le plan d’eau, n’échappe.
9 h 05 - En 15 minutes, le téléphone a déjà sonné trois fois. De l’index, Julien, le chef d’équipe, dessine deux lignes parallèles fictives sur l’écran d’un des terre-pleins. « Là et là, il faudrait organiser un parking pour que les équipes puissent se garer. »
Ce jour-là, 38 Figaros sont attendus pour une escale du Tour voile et du Tour de Bretagne. Mais, avant d’accueillir les bateaux, il faut anticiper la logistique à terre - caravanes de l’organisation, stands à monter, et autres camions techniques des équipages… « Ça fait combien de véhicules ? - J’ai tablé sur une cinquantaine, ça peut être un peu plus ou un peu moins. – Ouais, donc entre vingt et deux-cents quoi. Facile », sourit Eric, visiblement coutumier de ce type d’improvisation.
« Ici, il y a un plan, mais c’est vrai que ça change tout le temps, et très vite », reconnaît Julien, à la tête du port depuis bientôt trois ans. « Surtout que je ne les épargne pas. L’ambition de l’agglomération est d’accueillir de plus en plus d’événements, donc on est souvent challengés », reconnaît cette pile électrique, ancien entraîneur à Port-la-Forêt, dans le Finistère.
9 h 25 - « Quelqu’un a regardé la cartographie ? Parce que si les trente-huit déboulent maintenant, on va se marrer », lance une voix dans le bureau. « On a de la chance, il n’y a pas de vent », répond son voisin. Parfois, la météo est un allié de la logistique, parfois non. « S’ils doivent annuler l’étape, ils vont arriver au moteur plus vite ». Ici, s’adapter est le maître-mot.
10 h 10 - « Il va quand même falloir qu’il bouge, celui-là. Si à midi c’est toujours pas fait, on le fera nous », bougonne Marion depuis son bureau. « Je ne râle pas, j’existe », précise-t-elle en s’affairant sur la préparation d’un devis pour un événement prévu en 2024, qui devrait mobiliser la moitié des pontons. Et heureusement qu’elle existe, la « Marie Kondo » de la course au large, maestro du plan d’eau !
A sa gauche, sur le mur, un gigantesque dessin du port, bariolé de petits carrés de couleur dont certains portent des noms familiers à qui a le goût du large : « Banque Populaire », « Sodebo », « Charal » ou encore « Hublot »… La voilà, la partition générale de la Base. « Il est parti lui ? », s’enquiert Marion. Tony, son binôme saisonnier, lui répond par l’affirmative. « Bon, il n’est pas venu chercher son avoir, tant pis », répond Marion en retirant de la carte la petite étiquette correspondante.
« Quand je suis arrivée en 2011, il n’y avait aucune organisation, alors j’ai imaginé ça, et c’est toujours mon outil principal », explique cette ancienne matelot, passé un temps par le maraîchage avant de se faire rattraper par les embruns. A sa droite, elle reporte le départ dans un volumineux classeur - « le plus précieux du port » - avec dessin du plan d’eau décliné semaine par semaine, année par année. Une manière de garder l’historique, mais « surtout, surtout, surtout, d’anticiper ». Ou d’essayer de le faire au maximum. « La règle de base, c’est de travailler au crayon de bois », souligne l’intéressée.
Initialement, trois mises à l’eau était prévues ce jour-là, dont celle d’un Imoca. Les chantiers ont pris du retard, il a fallu changer les dates. « On fait du Tetris, en fonction des calendriers de chaque classe, explique Marion. Aujourd’hui, si on a accepté d’accueillir les Figaro, c’est seulement parce qu’on savait que nos Class40 seraient partis sur Les Sables-Horta ». Mais le moindre grain de sable ou avarie sur un de ses protégés, et « il faut revoir toute la copie », souligne la petite brune énergique, qui reconnaît avoir besoin « d’une bonne mémoire pour ne rien zapper ». A la capitainerie donc « de se tenir au courant de tout, en étant en permanence au contact des équipes ».
10 h 35 - Julien descend justement sur les pontons pour serrer quelques mains, et prendre la température. A ce poste crucial, le lien humain est primordial - « il ne faut pas que nos coureurs se sentent seulement comme des étiquettes qu’on déplace comme ça nous chante », explique-t-il. Surtout quand les bateaux, concentrés de technologies au coût faramineux, ne se déplacent pas en un claquement de doigts ! « On prend les choses à cœur, on connaît leurs difficultés. Et si on dit « non » à une de leur demande, ce n’est vraiment pas par gaité de cœur ».
Malheureusement, la situation se présente de plus en plus souvent – la faute à un port devenu bien trop petit pour le nombre de demandes. La dernière extension de ponton, en 2020, a donné de l’air quelques mois, mais le répit fut de courte durée. Un projet d’agrandissement de 4 hectares et demi est à l’étude à l’horizon 2026.
En attendant ? « On a établi des critères d’attribution pour les places, pour que ça se fasse dans la transparence et l’équité. C’est fini l’époque des arrangements entre copains », se satisfait Julien.
11 h 25 - Sur le terre-plein, Eric et Philippe sont à pied d’œuvre pour installer le parking éphémère, à grand renfort de barrières métalliques. Le rôle de cet inénarrable binôme ? Avoir un œil sur tout ce qui se passe à terre et assurer la sécurité des usagers. Et la tâche est immense car La Base est l’un des rares ports français dont les pontons sont complètement ouverts au grand public, avec plus de 250 000 visiteurs chaque année…
A eux donc les barrières dessoudées, robinets qui fuient, lattes de pontons abîmées, sécurité de l’aire de jeux pour enfants, poubelles, rubalises, application de la charte environnementale, conseils techniques… une infime partie de l’inventaire à la Prévert qui constitue leur journée !
Et concrètement, ça ressemble à quoi ? « Imaginer toujours le pire », répond du tac au tac Eric, avant de se faire compléter par son facétieux binôme : « s’il y a bien une chose qu’on apprend en travaillant ici, c’est de ne pas compter sur le bon sens des gens ! » Les premiers véhicules qui arrivent confirment aussitôt leur propos, s’installant chaotiquement sur les places de l’entrée au lieu de remplir le fond…
« Si t’es trop rigide, ça ne marche pas, mais faut pas non plus que ce soit laxiste sinon c’est le chaos », confirment à l’unisson les deux hommes, dont la complicité remonte à plusieurs dizaines d’années, dans les commandos de la marine. « Avoir cette discipline commune et cette réactivité, ça aide ».
12 h 45 - Sur son bureau transformé en cabinets de curiosités trouvées sur les pontons, Marion brûle un bâton d’encens « pour l’odeur, mais surtout pour l’ambiance ». Pour la sixième fois de la journée, un couple de touristes étrangers vient demander des billets pour le musée du sous-marin Flore. « Alors vous prenez à droite, vers le sous-marin », répond Tony dans un anglais impeccable. Des moines bouddhistes, les tôliers de la capit’ ? « C’est vrai qu’il faut rester zen », reconnaît Marion. Leur mantra ? « On est carrés, mais pas figés ». Vaste programme. Heureusement qu’il y a la pause déjeuner pour souffler.
14 h 30 - Julien gagne son bureau pour entamer une visioconférence sur un événement à venir avec des acteurs internationaux, dans le cadre du centenaire des Jeux Olympiques. « Ah oui, je ne vous ai pas encore parlé de ça, 2024 va être une année dingue », glisse-t-il à son équipe avant de s’éclipser. « Heureusement qu’il part en vacances de temps en temps ! », sourient ses collègues dans le grand bureau partagé.
15 h 20 - A l’entrée de la gigantesque nef du K2, Marc programme un numéro d’immatriculation sur le système Alizée. Aussitôt, le robot du port à sec, inauguré en 2014, s’élance sur ses 140 mètres de rails. Bienvenue au « Space Mountain » de La Base ! Son vaste anneau de métal se soulève à près de 15 mètres pour aller chercher délicatement, sur le rack supérieur, un semi-rigide de 7 mètres 50 – la longueur maximale des embarcations stockées.
Ici, quelque 280 bateaux sont accueillis à l’année, sécurisés et protégés des intempéries. Surtout, ils sont accessibles en tout temps – un simple texto 24 heures avant la mise à l’eau est requis. Chaque jour, Marc met ainsi à l’eau pas moins de 25 bateaux– jusqu’à 100 les veilles de long week-end, quand tout le monde veut faire un tour aux îles. Là encore, il faut s’organiser dans une bonne dose d’incertitude : « On ne sait pas quand les gens rentrent, donc on ne sait jamais combien on va en avoir en même temps à gérer. Le lundi matin, c’est souvent un sacré casse-tête chinois ! », reconnaît Marc, agent de port depuis 2016, qui apprécie malgré cela « l’ambiance unique du lieu », et la « proximité avec les clients ».
Mais là aussi, La Base est victime de son succès. La liste d’attente est actuellement de deux ans pour espérer avoir une place au port à sec.
16 h 10 - A la potence du pôle course au large, le bateau est dans les sangles, mais son propriétaire se fait toujours attendre avec la remorque. Pas question de rester inoccupé, « il y a toujours des choses à faire », explique Erwan, qui travaille depuis cinq ans au pôle Course au large, et l’a vu grossir au fil des ans. Aujourd’hui, on y trouve plus de 65 Mini, 25 Figaro ou encore une quinzaine d’IRC…
Ici, on discute réglage de mâts, stratification, programme de course. « On ne fait pas que les aider dans leur manutention, il faut réussir à prendre cinq minutes avec eux, écouter leurs problèmes, les aider ou leur conseiller quelqu’un », explique Erwan, qui a acquis une solide connaissance des bateaux, mais aussi des marins. « Certains arrivent en Mini, tout juste sortis de leur coquille. On essaie de les aider à faire leur chemin, sans faire à leur place ». Si le chef Gildas est en vacances cette semaine, Stève, renfort saisonnier, est une aide précieuse, et guide d’un geste sûr le manitou jaune et noir. A La Base, cet ancien gardien d’immeuble a vite trouvé ses repères : « il y a des parallèles familiers. C’est juste qu’ici, les locataires sont plus nombreux ! »
17 h 30 - Dernière vérification de cartographie. « Bon cette fois, c’est sûr, ils vont arriver de nuit, ils sont collés de chez collés », s’exclame Tony au comptoir d’accueil. Côté capitainerie, tout est désormais prêt pour les accueillir. Sur ce coup-là, Eole était du côté de la logistique plus que des marins !
17 H 45 - Eric grimpe les marches deux par deux pour gagner le toit du K2. Il faut compter cinq bonnes minutes d’ascension pour atteindre le sommet du bunker, devenu le royaume farouchement défendu des goélands. La fixation de la caméra installée là-haut a montré des faiblesses avec les derniers coups de vent, il faut prendre des côtes pour réparer au plus vite. « C’est la plus belle vue de la Base, sans conteste », prend le temps de contempler Eric, alors que l‘Imoca For the Planet de Sam Goodchild fait sa manœuvre d’arrivée, plusieurs dizaines de mètres sous ses pieds.
Comment voit-il l’avenir de La Base, lui qui veille chaque jour à son chevet ? « Il faut que tous les usagers se rendent compte de la chance d’avoir ce lieu incroyable, et fassent attention à le préserver ».