572392 Pole course au large 2021 09 15

Bien malheureux celui qui s'aventure à Lorient et demande à un passant la direction du port, car il se verra prestement répondre « Lequel ? » avec une pointe d’amusement. Six ports : voilà ce qui fait de la ville morbihannaise un endroit unique en France, concentré d'activités maritimes à nul autre pareil. Mais les connaissez-vous si bien que ça ?

Lorient La Base, une reconversion en grand vers le large


Ici, nulle barrière. Dans le concert permanent des goélands, au pied des titans de béton d’un autre temps, le ponton est ouvert aux quatre vents. Là s’alignent pourtant, bouts à bouts, des monstres de carbone aux profils futuristes, forêts de connectiques, concentrés d’ingénierie savamment étudiés, pesés, mesurés, jaugés... Des machines d’exception de toutes les tailles, formes et couleurs, et qui n’ont en commun avec leurs lointains ancêtres de bois que l’idée saugrenue d’aller défier l’horizon, propulsés par la seule force du vent.

Bienvenue au royaume de la vitesse et de la performance, fourmilière peuplée par des humains nés avec le pied marin plutôt que la main verte, drôles d’oiseaux du accros dopés à l’adrénaline et au manque de sommeil. Un microcosme obnubilé par la glisse, où les récits de régates se transmettent jusque tard dans la nuit et forment les légendes du sixième port de Lorient, La Base, que rien ne prédestinait pourtant à devenir, en vingt ans, le refuge des coureurs au large du monde entier.

23 hectares de friche bétonnée

Coup de semonce. Après cinquante-deux années de présence, la Marine Nationale, qui avait pris ses quartiers à la libération de la Poche dans les gigantesques bunkers nazis bâtis pour les U-Boots, s’apprête à déserter. De par sa géomorphologie, la rade ne permet pas d’y faire manœuvrer des sous-marins nucléaires. En 1996, c’est pourtant tout l’enjeu - Brest est donc préféré à Lorient.

C’est le branle-bas de combat dans la cité morbihannaise, déjà fragilisée par une forte diminution de la pêche, due à l’instauration, au début des années 1990, des premiers quotas européens pour préserver la ressource halieutique. Cette fois, c’est 5 000 emplois qui disparaissent – 1 200 rien qu’à La Base. Et laissent la ville exsangue, inquiète, aux abois. Que va-t-il advenir de ces 23 hectares de friche bétonnée ? 

Bien sûr, la municipalité n’a pas attendu le départ définitif des cinq derniers sous-marins de l’escadrille de l’Atlantique, le 10 juillet 1997, pour tenter d’imaginer l’avenir. Dès 1992, les premières études sur les perspectives de reconversion sont lancées. Très vite, elles convergent : le seul atout du terrain est sa position en bord de mer, elle s’impose comme horizon de travail. Quatre pistes émergent : une zone économique, une zone de plaisance, une zone de tourisme et de culture, ou la destruction complète de La Base pour repartir d’un terrain vierge.

La dernière option, pourtant soutenue par une partie de la population qui veut se débarrasser de ce souvenir guerrier encore si douloureux, est vite écartée. Moins par conscience d’un patrimoine historique à préserver que par pragmatisme : le chantier est évalué à 150 millions de francs (31 millions d’euros), sans compter les années de travail, les nuisances sonores, et les gravats à évacuer…

Que faire alors ? Un projet de centre d’incinération spécialisé dans les ordures, stockées dans les alvéoles des blockhaus puis évacués par la mer, est un temps envisagé. Tout comme la construction d’un grand musée de référence mondiale consacré aux sous-marins. Mais les études semblent politiquement ou économiquement risquées.

Le choix du pragmatisme

Devant l’absence de consensus, un cabinet d’études spécialisé dans les dossiers complexes – ils viennent d’achever un vaste travail sur la reconstruction de Beyrouth – est choisi pour reprendre en mains le chantier, plus vaste reconversion militaire d’Europe. En janvier 1999, un concours international d'idées est lancé autour de cinq thèmes : plaisance, pêche, archéologie sous-marine, sécurité en mer et stratégies maritimes, chacun d'entre eux devant avoir une facette économique, technologique, muséographique ou ludique. Trois cent quatre-vingt-deux propositions arrivent de tous les pays du monde, foisonnantes d’imagination. Un projet polonais est élu par le jury, mais ne verra finalement jamais le jour…

Et pour cause ! Sur le terrain, la réalité a pris de l’avance sur l’imagination. Les projets sont finalement venus toquer eux-mêmes à la porte du maire, Jean-Yves Le Drian. Côté économique, ce sont les dirigeants de l’entreprise Plastimo, spécialisée dans l’accastillage, qui viennent les premiers avec une offre. Déjà implantés à Lorient, ils sont à la recherche d’un vaste lieu de stockage en Europe. Ils avaient d’abord envisagé les Pays-Bas, mais La Base leur semble soudain une solution bien plus simple. Pragmatique, le maire accepte.

Ensuite, c’est Jacqueline Tabarly et l’association des amis du plus célèbre des marins français qui proposent un lieu en hommage au grand sportif, constructeur et aventurier, disparu quelques mois plus tôt en mer d’Irlande. Peu convaincu par la dimension hagiographique de l’idée, Jean-Yves Le Drian hésite. Mais finit par accepter, grâce notamment au soutien de la marraine du projet et épouse du président de la République, Bernadette Chirac. La Cité de la Voile Eric Tabarly ouvrira en 2008. De même, Christophe Cérino et son association poussent pour y créer un musée du sous-marin. Avec succès, dès 1999, et son ouverture dans la Tour Davis d’abord. 

Enfin, ce sont des navigateurs eux-mêmes qui viennent prendre rendez-vous avec le maire lorientais. Il faut dire que les bateaux de course sont de plus en plus grands, de plus en plus larges, et… de plus en plus pénibles à gérer pour des ports de plaisance classiques ! Le Lorientais Alain Gautier, vainqueur de la deuxième édition du Vendée Globe, puis Franck Cammas, et enfin le défi français Areva pour la Coupe de l’America s’installent progressivement au ponton des sous-marins, précurseurs d’une dynamique dont ils ne peuvent imaginer alors la puissance. Outre le vaste espace libre, le site est en effet accessible à toute heure de la marée et à proximité immédiate d’un merveilleux terrain de jeux avant Groix, parfait pour les entraînements.

Investir pour innover

C’est donc finalement ce concours de circonstances qui mènera La Base vers sa nouvelle vie, entre tourisme et nautisme. Le statut toujours militaire du terrain permet de faire des travaux sans être astreint aux enquêtes publiques – obligations juridiques très coûteuses en temps. De fait, les choses avancent vite, et les autorisations d’occupation temporaires (AOT) se multiplient. Certains élus critiquent un manque d’unité et de cohérence, mais les Lorientais se réjouissent de voir – enfin – la vie reprendre.

D’autant que les collectivités locales parviennent à faire baisser leur addition. Avec l’appui d’un comité interministériel d’aménagement du territoire, Lorient est éligible aux Fonds pour les restructurations de la défense (11 millions d’euros pour la collectivité, 4 millions pour aider à la création d’entreprises) et aux fonds européens (80 millions attribués au territoire pour la reconversion et les salariés de la navale). En revanche, les Lorientais doivent accepter le rachat du terrain par leurs collectivités - 1,2 millions d’euros tout de même.

Mais le jeu en valait la chandelle. Au fil des ans, les marins sont de plus en plus nombreux à venir y nouer leurs amarres. De gigantesques hangars sortent de terre pour accueillir leurs équipes, dont les budgets augmentent avec la médiatisation croissante de leur sport. En 2010, l’association Lorient Grand Large est créée pour monter un centre d’entraînement pour les skippers, et organiser des événements.

Dès lors, il faut aussi de la place pour accueillir l’écosystème qui gravite autour, et notamment toutes les entreprises nautiques qui veulent s’installer au plus près des pontons. Lorient devient un pôle d’innovation. Y sont produits parmi les plus grands mâts au monde, radeaux de survie, drônes sous-marins, électronique dernier cri… Restaurants, cafés, salle de spectacle s’y installent pour permettre aux nouveaux habitants de l’enclave de célébrer leur passion commune pour l’océan.

La Volvo pour symbole

Symbole de cette résurrection, l’accueil de l’avant-dernière étape de la Volvo Ocean Race, en 2012, achève de mettre Lorient sur les cartes marines du monde entier. Chapiteaux, tentes, totems, pavillons… En quelques jours, un « village » de plus de 20 000 m2 pousse autour des pontons pour acclamer les gagnants - locaux de l’étape et leader au général, n’en jetez plus – de Groupama 4, mené par Franck Cammas. Qu’il est loin, le temps du secret-défense et des grandes manœuvres militaires ! Qu’elle est belle, l’énergie de ce sport international et mixte, qui a plus que jamais le vent en poupe !

Aujourd’hui, l’ancien désert de béton est victime de sa surpopulation. En 2019, une première tranche de travaux permet d’ajouter 4 000 m2 de terre-plein, 600 m2 d’aire de carénage, et surtout 160 mètres de linéaires de pontons, portant au total à plus d’un kilomètre la place disponible sur le plan d’eau. En moins d’un an, les nouvelles places sont déjà prises d’assaut, et les nouvelles demandes d’accueil doivent rester en suspens.

Un futur projet d’extension est déjà dans les cartons. En attendant, les trimarans géants de la classe Ultime dominent de leur gigantisme les stars du prochain Vendée Globe autant que les jeunes pousses qui naviguent en Mini de 6 mètres 50, en Figaro ou en Class40. En novembre 2022, au départ de la Route du Rhum, un quart des 138 compétiteurs étaient basés à Lorient. En novembre 2023, Lorient sera la ville d’arrivée du Retour à La Base, première édition d’une transatlantique retour au départ de Martinique, ouverte aux IMOCA. Preuve, s’il en était encore besoin, que la résilience de Lorient, comme un solitaire qui finit toujours par retrouver son cap, a fini par payer.

 

Carte d’identité :

23 hectares de site
200 000 visiteurs annuels à la Cité de la Voile, au Musée du Sous-Marin Flore et aux visites du K3
150 projets de course au large
Plus de 400 entreprises enregistrées
Plus d’un kilomètre linéaire de pontons



Alain Gautier, premier de cordée

 

Quand la Marine laisse Lorient dans son sillage, Alain Gautier a 35 ans et un palmarès long comme un parcours-banane dans la pétole. La Solitaire du Figaro en 1989, La Baule-Dakar en 1991, et, pour ne rien gâcher à l’affaire, le Vendée Globe, en 1993. Sans oublier la transat AG2R, en double, en 1996.

Pourtant, Alain Gautier est à la peine. Sur son Brocéliande, trimaran Orma de 18 mètres de long et tout autant de large, les ports de plaisance ne sont pas ravis de le voir arriver pour une manœuvre toujours au chausse-pied. Bien sûr, le port lorientais de Kernevel a fait de la place pour l’enfant prodigue du pays, né à deux pas de là, licencié depuis ses 12 ans au club de Larmor Plage, éternel fils de sa mère armatrice du bateau de pêche familiale, basée rue de la Perrière.

Mais quand soudain cette grande base militaire, qui suscitait tant de mystère pour les enfants lorientais de sa génération, se vide, le skipper y voit une opportunité. Sa carrière l’a fait voyager : il a vu ce que la Nouvelle-Zélande a fait de l’ancien port de pêche d’Auckland, reconverti en laboratoire de l’America’s Cup avec un succès économique et une douceur de vivre à nul autre pareil pour l’époque. Il sent que quelque chose est possible.

Rendez-vous est pris avec le maire de la ville, Jean-Yves Le Drian. « Il n’a pas dit oui tout de suite, mais il a écouté », se souvient Alain Gautier. La course au large a beau gagner en notoriété et en prestige avec les ans, elle reste encore un sport confidentiel, et les marins des inconnus du grand public. « Ça avait toujours une image de sport de riches, qui ne collait pas avec la ville de Lorient, souligne le marin. Mais très vite, avec toute l’intelligence politique dont il savait faire preuve, Jean-Yves Le Drian a compris le potentiel ». Et Alain Gautier décroche son Autorisation temporaire d’occupation (ATO).

En 1998, Brocéliande est le premier bateau de course à s’installer sur les taquets de La Base, avec une équipe commando de quatre personnes – « on n’avait pas les moyens d’aujourd’hui ». Les pontons, conçus pour les sous-marins, sont trop hauts pour le franc-bord de son trimaran. « Il fallait être créatifs, c’était un tel luxe de pouvoir avoir tellement de place. À l’époque, peu de chantiers pouvaient accueillir un aussi gros bateau, alors pouvoir sortir au sec, monter une tente autour, c’était parfait pour nous ».

Certes, il fallait faire abstraction du décor. « C’était lugubre, il n’y avait rien, mais alors vraiment rien du tout d’accueillant », se souvient Alain Gautier. Pendant quelques mois, un gardien occupe encore la guérite d’accueil, vestige de la grande Muette. À son départ, des gens du voyage s’installent. « On entendait les concours de tirs à la carabine dans les bunkers, c’était quelque chose ».

Quelques mois plus tard, le team Groupama et son Orma, mené par Franck Cammas, le rejoint. Tous deux ont compris l’intérêt de mutualiser les coûts – à commencer par leur Team manager, qu’ils partagent. Puis, c’est au tour de l’écurie Banque Populaire de s’amarrer là. Les voilà en position de force pour s’entraîner intelligemment, et gagner en performance.

Fin 2001, les premiers hangars sont livrés. L’architecte a une vision bien arrêtée et n’écoute pas franchement le cahier des charges de ces équipes qui ont besoin de pragmatisme – tant pis, les cubes de métal resteront durs à chauffer en hiver, et impossibles à refroidir en été. « Certaines choses ont été décidées un peu vite, on le paye encore aujourd’hui, déplore Alain Gautier. Mais c’était difficile à l’époque, de s’imaginer que ça allait prendre autant d’ampleur ! »

Lui qui a vu le lieu se développer ne se souvient d’ailleurs pas « de moments décisifs ou marquants ». La montée en puissance s’est faite « progressivement, à l’image de notre sport qui a convaincu les sponsors d’investir. On est sur des routes parallèles ». Il se souvient bien en revanche du regard des navigateurs kiwis, en 2012, sur la huitième étape de la Volvo Ocean Race. « Ils pensaient avec Auckland avoir le meilleur endroit du monde pour faire de la voile, et là ils ont découvert Lorient, et que la concurrence allait être rude. »

De fait, dix ans plus tard, la cité morbihannaise ne souffre plus d’aucune comparaison en matière de course au large. « Ça a été un projet de reconversion bien mené, avec des fonds européens extrêmement bien utilisés, souligne le passionné du large. Jamais on n’aurait pu prévoir un tel succès, même si on avait envie d’y croire ».

Mais jusqu’où ira ce développement ? « Impossible à dire. On pensait l’espace inépuisable, et c’est la crise du logement, aussi bien à terre que sur le plan d’eau, c’est impressionnant. » Ce qui est sûr, c’est qu’Alain Gautier a toujours deux bateaux amarrés là : son trimaran Sensation Océan, avec lequel il fait des sorties en mer pour le grand public et son IMOCA, qui porte aujourd’hui les couleurs de MASCF avec la navigatrice franco-allemande Isabelle Joschke. Et le Lorientais de conclure : « j’en ai eu plus à un moment, mais deux c’est bien, et plus raisonnable pour trouver de la place ».

 

 

Photo de courverture © Défi Azimut Lorient Agglomération / Arcosoon production